Chôra

La chôra (en grec ancien : χώρα, « espace de terre limité et occupé par quelqu’un ou quelque chose ») désigne, en Grèce antique, le territoire à dominante rurale de la cité (polis). En philosophie, le terme a pris chez Platon une signification particulière relative à sa conception de l’espace cosmique et sur laquelle le philosophe avoue lui-même son embarras[1]. Sur ce terme, qui a causé des difficultés à l’interprétation dès l’Antiquité, l’exégèse moderne a proposé nombre d'hypothèses différentes[2]. Chora est à l'origine des néologismes chorème et chorographie.

Étymologie

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Si en grec moderne : χώρα (chora ou khora, avec ou sans accent circonflexe) signifie « territoire, pays » et χωριό « village », en grec ancien : χώρα désigne, au sens propre comme au sens figuré, une « place », tout « espace de terre limité et occupé par quelqu’un ou quelque chose ».

Territoire administratif

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Au sens administratif, la chora a désigné, à l’époque classique, le territoire de la polis. La polis de la Grèce antique se composait en effet de la ville elle-même (astu ou asty) et de la chora. Néanmoins, les deux ne s'opposaient pas comme on peut opposer parfois ville et campagne de nos jours. De même, la chora n'était pas forcément soumise à la ville : il y avait au contraire complémentarité car ceux qui résidaient en ville vivaient souvent de leurs terres dans la chora, et beaucoup de gens du pouvoir urbain résidaient dans la chora.

La chora est néanmoins une zone à dominante rurale, avec de petits bourgs et villages, voire de petites villes qui n'ont pas le statut de cité et qui dépendent d'une ville plus importante.

Au Ve siècle av. J.-C. à Athènes, lors de l'introduction des réformes clisthéniennes, la chora a été découpée en deux zones : la paralie (essentiellement une zone côtière) et la mésogée (intérieur des terres) afin de déterminer trois zones (la troisième étant l'astu et ses environs proches) pour répartir les dix tribus. Afin de garantir une certaine homogénéité et représentativité de l'ensemble de la cité, chaque tribu était constituée d'une trittye (1/10e) de chaque région.

Philosophie

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En métaphysique, se référant au premier sens de « place », Platon (particulièrement dans le Timée, 49 a - 53 b) utilise également le terme de chôra pour désigner un concept ontologique difficile que l'on pourrait très grossièrement traduire par le mot « espace » ; il s'agit en quelque sorte de la matrice porteuse de toute matière, responsable de l'aspect chaotique et indéterminé de celle-ci en dépit des efforts du Démiurge pour lui donner une forme idéale : comme elle ne peut pas accueillir la perfection stable des Idées, elle cause une détérioration métaphysique des objets que le Démiurge place en elle[note 1], semblable à celle que subissent les émanations de l'Un chez Plotin en se rapprochant du non-être par procession.

De ce fait, la chora ne correspond pas simplement à l'étendue vide dans laquelle se situent les objets, mais aussi à la loi de leur inévitable instabilité et à la source du devenir : c'est elle qui prédétermine toute chose au changement et à la corruption. En ce sens, la chôra est une propriété du sensible, à mi-chemin entre être et non-être ; elle n'est pas quelque chose, mais la condition de possibilité de toute chose, et en définitive la raison pour laquelle aucune science du sensible ni du particulier n'existe, le monde tangible s'écartant sans cesse de la trame rationnelle des Idées qui le sous-tendent. Du reste, le mot χώρα est de la même famille que le mot χωρισμός, « séparation », qui est utilisé par Platon pour désigner l'impossibilité d'une continuité entre le sensible et l'intelligible (mais la participation, en grec μέθεξις, contrebalance cet effet).

Tout cela permet de comprendre que ce concept préfigure celui de substance chez Aristote, la substance également étant indéterminée, dépourvue de propriété. C'est elle qui, chez Plotin, sera finalement assimilée à la source du Mal[note 2], en tant que l'indétermination est synonyme d'irrationalité, de désorganisation, d'informité (perte de la forme aristotélicienne, et donc de toute possibilité pour la substance d'être saisie ou définie) ; mais, comme la chôra, la substance n'est pas mauvaise en soi car elle est nécessaire : sans elle, aucune autre réalité que les idées ne serait possible, elle est ce qui permet aux choses d'exister.

De façon intéressante, comme Platon effectue un parallèle (qui tient de la mimésis ; il ne s'agit pas d'une simple métaphore ou analogie) entre la structure cosmique et celle de la cité idéale (c'est là un rapport microcosme-macrocosme), de même que le dirigeant de la cité a dans celle-ci la même place que le Démiurge dans l'univers, la chora (comme territoire à aménager) a dans la cité la même place que la chôra (comme matrice de réalisation des idées par le Démiurge) dans le cosmos. Ainsi, le rapport entre le sens originel du mot chôra et son sens métaphysique est fondé sur plus qu'une simple comparaison : dans un cas comme dans l'autre, la chôra est un espace de réalisation, une ouverture potentielle à l'action bonne, qui doit toutefois s’accommoder des accidents concrets comme d'autant d'imperfections inévitables.

Jacques Derrida a publié en 1993 un opuscule avec le titre Khôra et qui soumet au jeu de la déconstruction l'usage du mot fait par Platon[3]. Avant lui, dès 1974, Julia Kristeva, avec Révolution du langage poétique, a renouvelé l'intérêt pour ce terme grec, en dehors de la philosophie grecque, dans le courant de pensée post-structuraliste. On peut également noter le propos de Chantal Jaquet, reprenant très exactement celui de Platon[4], d'après lequel « la chôra doit être pensée comme un réceptacle susceptible de recevoir toutes les formes précisément parce qu'elle n'en a aucune »[5]. Augustin Berque dans Écoumène s'oppose à Derrida et montre l'aspect ancré (de l'Attique) de la Chôra, proche de la Gegend de Heidegger.

Bibliographie

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Études historiques
  • Marie-Claire Amouretti et Françoise Ruzé, Le Monde grec antique : des palais crétois à la conquête romaine, Paris, Hachette Supérieur, , 346 p. (ISBN 2-01-145541-3).
  • André Leonardo Chevitarese, « La Khora attique pendant la guerre d'Archidamos », Institut des Sciences et Techniques de l'Antiquité. Recherches brésiliennes. (Annales littéraires de l'Université de Besançon, Université de Franche-Comté), vol. 527,‎ , p. 135-144 (lire en ligne, consulté le )
Études philosophiques
  • (en) David Keyt, « Aristotle on Plato’s Receptacle », American Journal of Philology, vol. 82, no 3,‎ , p. 291-300 (lire en ligne, consulté le )
  • Anne Merker, « Miroir et χώρα dans le Timée de Platon », Études platoniciennes, no 2,‎ , p. 79-92 (lire en ligne, consulté le ).
  • Charles Mugler, « Le κένον de Platon et le πάντα ὁμοῦ d’Anaxagore », Revue des Études grecques, vol. 80, nos 379-383,‎ , p. 210-219 (lire en ligne). Ouvrage utilisé pour la rédaction de l'article
  • Marta Hernandez, « La khora du Timée : Derrida, lecteur de Platon », Appareil, no 11,‎ (lire en ligne, consulté le ).
  • Emmanuel Falque, « Khora ou la “Grande bifurcation” : Dialogue avec Jacques Derrida », Archivio di Filosofia, vol. 82, nos 1-2,‎ , p. 147-166 (lire en ligne)
  • Julia Kristeva, « Le sens et l'hétérogène. À propos du "statut du sujet" », Documentation et recherche en linguistique allemande - Vincennes (La ronde des sujets), no 30,‎ , p. 1-25 (lire en ligne)
  • Augustin Berque, « Logique des lieux de l’écoumène (Autour du lieu, sous la direction de Aline Brochot et Martin de la Soudière) », Communications, vol. 87,‎ , p. 17-26 (lire en ligne)
  1. Il ne s'agit pas d'une détérioration physique. L'objet n'est pas matériellement abîmé ; sa détérioration n'est autre que sa matérialité elle-même. Le fait que l'objet soit accueilli par la chôra, et donc matériel, est en soi une détérioration métaphysique par rapport à sa forme idéale.
  2. La matière première, qu'il considère comme la source du mal, est la substance et non la matière étudiée par la physique. La substance se situe en deçà du sensible, elle n'est pas elle-même sensible, au point qu'elle est absolument inaccessible aux sens : toutes ses propriétés sensibles sont cela, des propriétés, c'est-à-dire des accidents de la substance, et non la substance-même, ce qui signifie que cette dernière n'est jamais perçue en tant que telle, toujours recouverte de ses accidents.

Références

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  1. Platon, Timée, 49 a-b et 50 c.
  2. Mugler 1967, p. 211 et suiv..
  3. Jacques Derrida, Khôra, Galilée, .
  4. Platon, Timée [détail des éditions] [lire en ligne], 50 d-e.
  5. Chantal Jaquet, Philosophie de l'odorat, Paris, PUF, , p. 347.