Linobambaki
Linobambaki était un surnom donné en Grèce ottomane :
- soit à des communautés converties à l'islam pour échapper à la double-capitation sur les non-musulmans (haraç)[1] et au devchirmé (παιδομάζωμα : razzia des enfants, pour en faire des janissaires) : d'origine grecque, ce sont les ma'mīnīm ; juive, ce sont les avdétis ; bulgare, ce sont les pomaques ; serbe, ce sont les goranes. Lors de la conscription annuelle, ils étaient, comme musulmans, mobilisés dans l'armée Ottomane[2],[3] ;
- soit à des personnes qui, même restées chrétiennes ou juives, choisirent de prendre l'apparence des musulmans, comme les hospodars phanariotes des principautés danubiennes[4].
Histoire
[modifier | modifier le code]Généralités
[modifier | modifier le code]Linobambaki vient du grec « λινο » (lino), lin et « βάμβακοι » (vamvaki), coton[5], et se comprend comme la métaphore française « du lard ou du cochon » pour désigner quelque chose dont la nature n'est pas claire, ou bien est double. Comme dans le cas du marranisme des juifs de la péninsule Ibérique, les Linobambaki portaient souvent des noms multiples, musulmans, juifs ou chrétiens, comme Ali/Élie/Elijah, Djibril/Cebrâil/Gabriel, Ibrahim/Abraham/Avram, Iskander/Alexandre, Malik/Michel, Ridvan/Radovan ou Suleyman/Shimon/Salomon[6], pouvaient consommer de l'alcool (rakı) ou du porc[7], et ne participaient pas souvent aux offices religieux. Cette attitude constituait un risque, car, si les autorités musulmanes se mettaient à les soupçonner de pratiquer en secret leurs religions antérieures (taqîyya en arabe : تقيّة), ils pouvaient être accusées d'apostasie et mis à mort selon la charia.
Aujourd'hui cette métaphore est tombée dans l'oubli, sauf à Chypre où leurs descendants font partie des Chypriotes turcs[8],[9].
Spécificité chypriote
[modifier | modifier le code]Dans l'île de Chypre tout commence à l'issue de la quatrième guerre vénéto-ottomane (1570–73) lorsque le pays est rattaché à l'Empire ottoman[10]. Autant les « latins », « Francs » et Vénitiens, avaient persécuté les Chypriotes orthodoxes, autant les Ottomans persécutèrent les « Latins », craignant qu'ils ne complotent pour le retour de Venise. Ainsi, la tolérance turque vis-à-vis la communauté catholique était bien moindre que celle envers la communauté orthodoxe[11]. En plus de la pression politique et religieuse, une oppression économique se manifesta par la confiscation des propriétés « latines ». Les rebelles étaient réduits en esclavage. Les catholiques affectés par ces abus étaient des Vénitiens, Génois, Maronites et Arméniens dont beaucoup se convertirent à l'islam afin d'échapper à ce sort : ce furent les Linobambakis chypriotes[12].
Beaucoup de villages Linobambaki ont des noms de saints chrétiens qui commencent par « άγιος (ayios) » dans le cas des anciens orthodoxes, et par « san » dans le cas des anciens catholiques. L'histoire et les racines culturelles des Linobambaki se retrouvent partout dans la littérature et vie des Chypriotes turcs. Par exemple, deux des personnages principaux du folklore chypriote turc sont “Gavur Imam” et “Hasan Bulli”[13]. Bien que musulmans, les Linobambaki ont été de toutes les révoltes et manifestations contre le règne ottoman, et contre ses représentants sur l'île[14].
Localités
[modifier | modifier le code]Beaucoup de villages et quartiers chypriotes turcs étaient autrefois des localités Linobambakis. Ce sont :
- Agios Sozomenos (Arpalık)[15]
- Agios Theodoros (Boğaziçi)[16]
- Armenochori (Esenköy)[17]
- Ayios Andronikos (Yeşilköy)[18]
- Ayios Iakovos (Altınova)[17]
- Ayios Ioannis (Ayani)[19]
- Ayios Khariton (Ergenek)[17]
- Dali (Dali)[15]
- Aphrodisia (Yağmuralan)[20]
- Stenakrotiri (Kaleburnu)[21]
- Kato Arodhes (Aşağı Kalkanlı)[15]
- Tylliria (Dılirga)[22]
- Kornokypos (Görneç)[23]
- Limnítis (Yeşilırmak)[24]
- Louroutsina (Akıncılar)[25]
- Melounta (Malıdağ)[17]
- Platani (Çınarlı)[23]
- Potamia (Bodamya)[15]
- Kritou Marottou (Gritmarut)[26]
- Vretsia (Vreca)[19]
Les Linobambakis aujourd'hui
[modifier | modifier le code]Le système des milliyets de l'Empire Ottoman a été aboli en 1878 à Chypre par l'administration coloniale britannique mais le peuple de Chypre n'en fut pas moins divisé en deux groupes principaux selon les données des recensements et des administrations[27] et les Linobambaki furent assimilés à la communauté Chypriote turque[16].
Aujourd'hui, à cause de la division de l'île et de l'isolement politique et économique de la partie occupée par la Turquie, des tensions sont apparues entre les Chypriotes turcs d'une part, les colons venus d'Anatolie et la Turquie d'autre part[28]. Ces tensions ont remis en mémoire de part et d'autre les origines Linobambaki des Chypriotes turcs, conduisant à la formation d'organisations et de groupes spécifiques à cette communauté[29].
Hors de Chypre, un cas parallèle aux Linobabakis est celui des quelque 50 000 survivants pontiques du génocide de leur communauté pendant et après la Première Guerre mondiale[30], devenus musulmans et Turcs pour ne pas être expropriés et expulsés à leur tour vers la Grèce, comme l'ont été 400 000 d'entre eux en 1924, en application du traité de Lausanne de 1923[31]. On estime leurs descendants actuels à plus de 200 000 personnes vivant pour la plupart au Pont, mais ce sujet est « tabou » aussi bien en Grèce (où l'Église les considère comme des apostats, et les nationalistes comme des « traîtres ») qu'en Turquie (où les nationalistes n'admettent pas qu'un « bon » ou « vrai » Turc puisse avoir des ancêtres grecs et chrétiens, incitant ceux dont c'est le cas à cacher leurs origines[32], ce qui est aussi au nord de Chypre le cas de la majorité des Linobambakis).
Articles connexes
[modifier | modifier le code]Notes et références
[modifier | modifier le code]- Voir impôts de non-Musulmans.
- (en) Frederic Henry Fisher, Cyprus, our new colony, and what we know about it, George Routledge and Sons, (lire en ligne), p. 42
- (en) Selim Deringil, Conversion and Apostasy in the Late Ottoman Empire, Cambridge, Cambridge University Press, , 281 p. (ISBN 978-1-107-00455-9, lire en ligne), p. 112
- (en) Idesbald Goddeeris, De Europese periferie, Leuven University Press, (ISBN 978-90-5867-359-6, lire en ligne), p. 275
- (en) Pinar Senisik, The Transformation of Ottoman Crete : Revolts, Politics and Identity in the Late Nineteenth Century, I.B.Tauris, , 320 p. (ISBN 978-0-85772-056-6, lire en ligne), p. 64
- (en) Luigi Palma di Cesnola, Charles William King et Alexander Stuart Murray, Cyprus : Its Ancient Cities, Tombs, and Temples : a Narrative of Researches and Excavations During Ten Years' Residence in that Island, Harper & Brothers, (lire en ligne), p. 185
- (en) Tassos A. Mikropoulos, Elevating and Safeguarding Culture Using Tools of the Information Society : Dusty traces of the Muslim culture, Livanis, (ISBN 978-960-233-187-3, lire en ligne), « Linovamvaki », p. 93
- (en) Chrysostomos Pericleous, Cyprus Referendum : A Divided Island and the Challenge of the Annan Plan, I.B.Tauris, , 448 p. (ISBN 978-0-85771-193-9, lire en ligne), p. 131
- Hadjidemetriou, « Οι κρυπτοχριστιανοί της Κύπρου », sur Church of Cyprus, (consulté le )
- (en) Servet Sami Dedeçay, Kıbrıslı Türk kadınının eğitim aracılığı sayesinde dinsel mutaassıplıktan sıyrılıp çağdaş hak ve özgürlük kurallarını kabullenişi, Lefkoşa Özel Türk Üniversitesi, (lire en ligne), p. 297
- (en) James Knowles, The Twentieth Century and After, Spottiswoode, (lire en ligne), p. 753
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- (tr) Celâl Erdönmez, « Şer'iyye Sicillere Göre Kıbrıs'ta Toplum Yapısı (1839-1856) : Linobambakiler », Süleyman Demirel Üniversitesi, , p. 44 (lire en ligne [archive du ], consulté le )
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- (en) Mahmut Islamoglu et Sevket Oznur, Linobambaki : The Christian-Muslim Cypriots, (lire en ligne), p. 5
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- (en) Olena Kagui, « Patriots Punished in Northern Cyprus: A Modern Day Political Occupation », The Huffington Post, New York, (lire en ligne, consulté le ).
- Michel Bruneau, Les Grecs pontiques, diaspora, identité, territoires, Paris, C.N.R.S. Éditions, 1998, p. 31.
- Pery Lafazani et Myron Myridis, « L'installation des Grecs du Pont en Macédoine, le cas du département de Kilkis », Les Grecs pontiques, diaspora, identité, territoires (sous la direction de Michel Bruneau), Paris, C.N.R.S. Éditions, 1998, p. 189.
- Le film de Yeşim Ustaoğlu : En attendant les nuages (2005), tourné près de Trabzon, évoque ce sujet « tabou ».